« - Imagine, on serait ailleurs…non, parce que ça te fait rêver, ça, toi ? La valse musette, le buffet froid…
- Tais-toi, reprends du rosé pamplemousse…
- Du rosé pamplemousse…Je rêve d’ailleurs, vraiment. À quoi ça rime tout ça ? Tu les as vus, toi, les danseurs. Une soirée pour la liberté, l’égalité, la fraternité, la laïcité…À quoi ça rime, hein ? Et à quoi ça sert, surtout ? Est-ce qu’on se paye de mots ? Un buffet froid pour l’égalité…C’est dégueulasse, soit dit en passant : des tartes aux poireaux décongelées, tout ça pour la liberté ! La liberté des poireaux ! Et dans des assiettes en plastique : c’est pas pour l’écologie, est-ce pour la laïcité ?
- Arrête, ma grande, tu te fais du mal…Et puis c’est peuple, c’est simple, à la bonne franquette, on se gêne pas entre nous. Tu as des goûts de luxe, ma parole, c’est pas de gauche, ça.
- Non, dans le fond, ce n’est pas le problème et tu le sais bien. Je m’en fous de boire du côte du Rhône dans des gobelets en papier…ah ! putain, j’ai cassé mon couteau sur la croûte du comté…Ouais, t’as raison, j’ai qu’à le manger avec la croûte. Mais franchement, on a payé 15 Euros, quand même. Pour ce prix-là, chez l’indien en bas de chez moi, je mange dans des vraies assiettes et le digeo est compris…
- C’est pour la bonne cause…Tiens, écoute, ils ont fait une chanson ! Une chorale, c'est sympa...
- Sérieusement ? La laïcité va en ressortir grandie ! Non, mais vraiment : est-ce qu’on a avancé sur les valeurs républicaines, là ? Même pas un discours politique digne. Même pas trois mots avec du fond, quelque chose de solide…sur…Je sais pas, moi, sur la radicalisation d’une certaine jeunesse, sur le manque de spiritualité de nos sociétés modernes, sur la montée des populismes ou sur la guerre au Moyen-Orient…
- Mais les gens ne sont pas là pour se prendre la tête…
- Redonne-moi un peu de blanc ! C’est pas de l’Aloxe Corton, mais il est pas dégueu, surtout après le côte du Rhône…On ne se prend pas la tête. Je vais te dire, moi, c’est le problème de notre société, ça : on ne se prend pas la tête. En fait, on ne se sert pas du tout de notre tête. On se laisse guider par nos yeux : ce qui fait le plus de show prend le dessus. On a assez vu de migrants, on a assez vu de crève la dalle derrière des barbelés, on a assez vu de gamins morts sur des plages. Passons à autre chose. Tiens, si on faisait un débat à la con pour savoir si ça vaut le coup de supprimer la nationalité au terroriste qui vient de se faire exploser façon puzzle. Et puis quand on en aura marre, on fera un ballon d’essai sur une loi qui décide de faire travailler les apprentis de moins de 16 ans 12 heures par jour. On verra si on a la nostalgie des romans de Zola.
- T’exagères…Le code du travail, c’est un vieux truc, c’est bien de le secouer un peu. On a fait une motion à la section...Mais franchement, on ne va pas refaire le monde ce soir…
- Non ! Surtout qu’il n’y a plus de vin blanc. Je vais en rechercher une…Et comme ça, j’en profiterai pour serrer la pince à deux trois anciens de chez Peugeot…On a de la chance d’avoir autant de retraités au PS. Avec l’âge, les ouvriers sont moins contestataires, surtout quand le pinard est compris dans le prix…et que le buffet était pas terrible, il faut bien se rattraper sur quelque chose...
- Franchement, tu y vas fort ! Les camarades sont formidables…Bon, je reconnais que les effectifs mériteraient un coup de jeune ! Mais…
- Mais oui, ils sont super sympas, je sais bien, je les aime bien ! Mais il faut bien que les jeunes payent leur retraite, alors c’est plus le moment de faire la fine bouche sur les conditions de travail…Les beaux principes, ça va bien pour la jeunesse, justement…on a le sens des réalités, quand on vieillit…C’est peut-être bien pour ça que personne ne prend plus sa carte…Et les quelques jeunes du MJS, t’as vu leur tête : pas sexy, hein…
- Oh, tu peux parler ! T’as vu ta tête, toi ?
- J’ai pas ma carte, moi, môssieur !
- Ah ben justement, alors, t’es bien placée pour critiquer !
- Si jamais ça t’intéresse de savoir pourquoi je ne la prends pas…Alors que les choses soient claires : j’ai bien conscience qu’il faut une machine de guerre pour les élections et que les partis sont là essentiellement pour ça. Mais ils devraient aussi être force de proposition, ils devraient être le lieu des idées, des débats, des avancées sociales, à gauche. Et à la place de ça, qu’est-ce qu’on a ? Le spectacle affligeant des égos, la quête vaine de la lumière des projecteurs, la course à l’échalote…Les gens en ont marre. Les politiques disent en permanence, à chaque drame, à chaque élection qu’ils ont compris, qu’ils ont entendu, qu’ils vont changer. Et le lendemain, ils recommencent : ils font des congrès pour se planter des couteaux dans le dos, ils se traitent de frondeurs ou de godillots et se réjouissent que leurs camarades d’en face soient odieusement traînés dans la boue pour des affaires de justice lamentables. Tu ne crois pas qu’ils feraient mieux de se mettre autour d’une table pour travailler, pour trouver de vraies solutions pour endiguer la crise, comme on le fait localement, sur le terrain : tu le sais, on bosse, ici, on investit, on se bat pour l'emploi local, pour le commerce, pour le BTP, on fait ce qu'on peut...Et en récompense, on nous coupe presque les vivres. Pendant ce temps-là, tout ce qui vient d'en haut semble serrer la ceinture chaque fois un peu plus...Alors que tu le sais toi, que la situation est grave : tu le vois au quotidien, tu es prof, tu les vois, ces enfants avec leurs joggings miteux, été comme hiver, avec leur triste mine de mal nourris et leurs dents pourries. Tu le sais bien que la bouffe du Lidl, ça ne fait rien de bon pour leur santé, mais qu’avec deux parents au chômage et trois ou quatre enfants à nourrir, c’est la seule solution…
- Arrête ton misérabilisme…
- Vraiment ! Tu ne vois pas la réalité en face, là ! Tu te mens !
- Pfff…Mon verre est vide…
- Tiens ! Bois un coup…
- On va danser ? »
joli billet, m'dame. Courage.
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